L’Intérêt Général #03 Les Campagnes – Janvier 2018
Illustration de couverture : Clément Quintard
« Faire campagne » : l’expression trouve son origine dans l’analogie avec le vocabulaire militaire. Et lorsque cette campagne se déploie en zone rurale, la métaphore prend tout son sens : pour le ou la candidat.e et son équipe, la circonscription se présente d’abord comme un vaste territoire à couvrir, alors même que tous les handicaps liés à ce qu’il est convenu d’appeler la ruralité, soigneusement listés dans son programme politique – désertification, éloignement des services publics, absence de couverture médiatique, etc. – lui font très concrètement obstacle. De deux choses l’une alors : soit il dispose de beaucoup de temps et d’importants moyens financiers. Soit il devra s’armer d’une bonne dose de courage et d’inventivité.
Lors des élections législatives de 2017, j’ai eu l’honneur d’être candidate pour la France Insoumise, avec Jean-Didier Carré, dans l’une des circonscriptions rurales les plus étendues de France : la 3ème de l’Aude, qui compte pas moins de 295 communes et 320 bureaux de vote. En quelques semaines, l’analogie militaire allait s’imposer à nous avec une certaine évidence.
Vous verrez du pays !
La 3ème circonscription s’étend sur tout l’ouest du département en une bande de plus de 100 km de long du nord au sud et 3000 km². Le redécoupage opéré par la loi de 2010 eut pour principe d’équilibrer le poids des circonscriptions en nombre d’habitants autour de 215 000 ; aussi les zones de faible densité démographique correspondent-elles à des périmètres d’autant plus larges. En outre, l’étendue se double logiquement de l’absence d’agglomérations conséquentes, qui constitueraient des points de centralité sur ce territoire. La première difficulté consiste donc à identifier des lieux de convergence géographique sur l’ensemble de la circonscription, pour aller à la rencontre des électeurs. Vingt réunions publiques furent programmées entre le 9 mai et le 8 juin, soit une réunion chaque jour ouvrable. Un plan de campagne particulièrement ambitieux pour un binôme de candidats composé de deux actifs à plein temps et parents de jeunes enfants. Finir sa journée de travail, faire une à deux heures de trajet parfois jusqu’à un village niché au bout d’une route de montagne pour animer une réunion publique, rentrer chez soi à une heure avancée de la nuit : la campagne fut d’abord une épreuve physique.
Déserts
Et pourtant même à ce rythme, des pans entiers de la circonscription échappent, et l’on ne touche qu’une certaine catégorie d’électeurs relativement politisés – celles et ceux susceptibles de se déplacer pour une réunion politique. Il fallait donc envisager d’autres façon de s’adresser aux citoyens éloignés de la chose politique. Méthode d’éducation populaire, le « Porteur de parole » consiste à poser aux passants d’un lieu piéton une question large, faisant appel à leur expérience personnelle ; un moyen de réhabiliter l’espace public comme espace politique. La question « Et si vous proposiez une loi ? » , posée sur les marchés ou lors de nos assemblées, a mis en évidence le large panel des thèmes qui préoccupent les habitants de cette circonscription rurale : ceux liés à la ruralité ( mobilité, services publics, chômage, agriculture, etc.) mais aussi des problématiques institutionnelles, économiques, sociales et environnementales beaucoup plus larges.
Or pour mettre en place de telles actions, nous butions sur la raréfaction des lieux de fréquentation piétonne. Car la désertification des centres de petites villes et des villages, largement aggravée par l’implantation systématique de zones commerciales périphériques, limitent toujours davantage les lieux de passage : ceux-ci se cantonnent de plus en plus aux supermarchés – terrains privés où le militantisme politique n’a guère sa place. Quant aux traditionnels marchés, de nombreuses communes adoptent un règlement spécifique interdisant tout prosélytisme politique dans la zone marchande. Les lieux d’expression et de débat démocratique disparaissent ainsi insensiblement de l’espace social, et plus cruellement encore dans les zones rurales.
Nous sommes nos propres médias
Autre conséquence de cette dissémination en petites communes : la 3eme circonscription de l’Aude constitue un véritable désert médiatique. Rédactions de PQR, télévision, radios, se concentrent sur les villes de Carcassonne et Narbonne, épicentres des deux autres circonscriptions du département. La nôtre passait ainsi sous les radars, à quelques exceptions près ; et contrairement aux candidats des deux autres circonscriptions audoises, aucun débat public ne nous fut proposé. C’est sans doute l’une des plus grandes frustrations de cette campagne : n’avoir pas pu confronter publiquement nos programmes et arguments avec ceux des autres candidats. Le seul reportage (6 minutes au total) faisant intervenir les 6 principaux candidats de la circonscription fut effectué par France 3 Occitanie, venue nous observer au titre… de la ruralité. Cette situation profitait naturellement au candidat du PS, André Viola qui, président du Conseil Départemental et donné favori de longue date dans ce dernier bastion vallsiste, était suivi de près par les médias en sa qualité d’élu, menant sur son temps de mandat une campagne qui ne disait pas son nom, et visant en particulier les élus locaux selon de vieilles pratiques clientélistes. On peut supposer aussi que la situation ne pénalisait guère la candidate du Front National, surfant sur le battage médiatique national : comme beaucoup de territoires ruraux, l’Aude avait porté le FN en tête au premier tour des présidentielles.
Jean-Luc Mélenchon était arrivé second. Et il faut souligner que la mobilisation audoise a d’abord eu lieu dans le cadre de la présidentielle, véritable propulseur de la campagne législative. La dimension nationale de cette dernière fut un point d’appui déterminant, en particulier de par les médias alternatifs développés par la France Insoumise.
Le nerf de la guerre
Il faut un courage peu commun pour accepter le poste crucial – et bénévole – de mandataire financier dans une telle circonscription. Car tout cela a un coût : celui de l’impression des affiches et des tracts, celui des nombreux kilomètres parcourus par les afficheurs – bénévoles aussi – qu’il faut pouvoir dédommager. Sur ce point d’ailleurs, notons que le plafond de dépenses autorisé est fixé au pro-rata du nombre d’habitants que compte une circonscription : on peut se demander s’il ne serait pas légitime d’intégrer davantage dans ce calcul le nombre de bureaux de votes par exemple, pour tenir compte des kilomètres à financer. Aucune entreprise n’accepte d’ailleurs de couvrir les panneaux officiels, tant le prix facturé en serait exorbitant. Quoi qu’il en soit il n’était pas question pour nous de nous aventurer dans les hauteurs de ces plafonds budgétaires : la banque – toute coopérative qu’elle fût – nous ayant refusé le prêt sollicité, nous avons mené une collecte de fonds citoyens, essentiellement au cours de nos réunions publiques. Et la démarche s’est avérée efficace. Les dons et prêts ont été généralement modestes mais suffisamment nombreux pour récolter au total plus de 17000 €, avec la satisfaction de n’avoir pas versé un sou au système bancaire.
C’est donc bien la mobilisation citoyenne et populaire qui a porté notre campagne, et nous a finalement permis de surmonter les difficultés propres au profil de la circonscription. Personne ne se serait risqué à parier sur un tel afflux, dans un secteur caractérisé par un certain essoufflement militant : absence de d’établissements universitaires, taux de chômage élevé et paupérisation, distances géographiques, étouffoir d’une baronnie PS omniprésente… autant de raisons de voir les citoyens des zones reléguées de l’Aude se détourner de la chose politique. Or, chose inédite, au lendemain du 1er tour de la présidentielle, le nombre de membres actifs investis dans notre campagne a presque doublé en trois semaines, pour atteindre 250. Souvent novices en politique, il n’en étaient pas moins déterminés et efficaces dans leur implication, ce qui a permis un maillage serré de la circonscription : chaque secteur géographique s’est vu doté d’un insoumis-relais, chargé de la communication locale – en particulier l’affichage officiel. La carte de circonscription punaisée au-dessus du bureau de notre directeur de campagne ressemblait assez à celle d’un État-major ; mais si la métaphore militaire peut être pertinente, c’est dans les pages d’Hommage à la Catalogne d’Orwell qu’il faudrait aller en chercher l’inspiration : une armée de citoyens volontaires et conscients, attachés à l’égalité républicaine – égalité que contredit sans cesse la fracture territoriale.
Mener campagne en zone rurale engage donc d’emblée notre action politique dans la construction d’une force populaire : il faut faire peuple pour y faire campagne. Malgré une belle percée (14,75 %, tandis que le binôme PCF-EELV obtenait 3,16 % des voix : de quoi nous hisser aux portes du second tour), nous n’avons pas remporté cette bataille ; mais dans les coins les plus reculés de notre vaste circonscription, le réseau d’insoumis est à présent établi et prêt à mener les luttes locales ou nationales : un désenclavement des insoumissions, en somme.