Le virus et le Président

La Feuille constituante du lundi 9 mars 2020

La crise sanitaire qui se dessine, qu’on l’attribue à la dangerosité effective du Covid-19 ou à l’application du principe de précaution à l’échelle nationale, joue comme un terrible révélateur de la nature de ce gouvernement (et les précédents), et des vices institutionnels qui minent notre société.
L’incompétence d’abord. Celle d’une Agnès Buzyn piteusement débarquée au prétexte d’un scandale providentiel, au moment même où le plan de crise aurait dû être opérationnel. L’impréparation, donc. Ainsi, alors que les professionnels de santé avaient reçu des masques de protection FPP2 dès le début de l’alerte à la grippe H1N1 en 2009, ils n’ont toujours rien reçu à ce jour. Et lorsque Emmanuel Macron proclame avec grandiloquence la réquisition des stocks de masques… il s’agit en réalité de simple masques chirurgicaux, totalement inadaptés. Et les discours tantôt rassurants, tantôt alarmistes selon les ministres, ne font qu’aggraver le sentiment d’insécurité.
Mais ce qui se donne à voir derrière cette crise, ce sont aussi des politiques qui ont de longue date travaillé à désorganiser tout un système de santé réputé insubmersible. Fin 2019 : en pleine mobilisation des personnels soignants pour alerter sur le point de rupture atteint par l’Hôpital public, le Parlement vote le budget 2020. Le ministère de la Santé est l’un des plus rudement touchés par les suppressions de postes. Quant au budget de la sécurité sociale il abaisse le plafonnement des dépenses pour le financement de l’Hôpital. Une fin de non recevoir qui s’avère aujourd’hui un arbitrage coupable, alors que notre système de santé s’apprête à affronter une crise d’ampleur inédite. Même l’OCDE déclare – mais un peu tard – que les politiques d’austérité doivent être abandonnées pour faire face. Quelle meilleure preuve de la nocivité des politiques néolibérales qui sévissent depuis une trentaine d’années ?
Pour en arriver là, il aura fallu, dans un pays qui faisait exception par l’héritage solide du CNR, l’appui redoutable d’une monarchie présidentielle : l’exécutif a la main sur tout pour déconstruire des institutions populaires conçues justement pour échapper aux grands prédateurs. La Sécu, telle que pensée par Ambroise Croizat, c’est d’abord un système géré par les travailleurs qui bénéficient de cette part socialisée de l’économie. C’est pourquoi, jusqu’aux ordonnances Juppé de 1995, ni le gouvernement ni les députés n’avaient droit d’ingérence dans son budget. Depuis, les gouvernements successifs n’auront eu de cesse d’assécher et piller ce trésor pour mieux l’accuser de ses « déficits » – le dernier larcin, fin 2019, invoquant sans honte le financement des mesures dites « gilets jaunes ».
Le coronavirus révèle ainsi, avec une ironie tragique, à quel point les vices institutionnels, dépossédant citoyens et travailleurs de leur souveraineté sur ces questions vitales, exposent la population à l’inconséquence d’une caste prédatrice. Là encore, il y a urgence à ce que le processus constituant les restaure dans leur droit.
Pendant ce temps, le Président se rend au théâtre : une autre idée de la représentation…

Manon Le Bretton

Dialogue social : stop ou encore ?

Dialogue social : stop ou encore ?

Il aura donc fallu 2 ans de concertation, plus de cinquante réunions avec les centrales syndicales, et « 130 réunions avec les différentes professions » – aux dires de Jean-Paul Delevoye lui-même – mais aussi la plus longue mobilisation sociale depuis un demi-siècle, pour que la montagne accouche d’une minuscule souris : l’annonce par Edouard Philippe, samedi 11 janvier, qu’il acceptait de retirer « provisoirement » l’âge pivot du projet de loi. Et encore : une souris, c’est trop dire. Car dans le même temps il indique maintenir le principe de « l’âge d’équilibre », dont on ne voit pas bien en quoi il peut se dissocier dudit âge pivot ; il apparaît que cette stratégie de procrastination vise surtout à justifier, en guise d’épilogue, un recours annoncé aux ordonnances.

Rarement un gouvernement aura infligé un tel camouflet aux partenaires sociaux, sur lesquels il voudrait « en même temps » pouvoir s’appuyer : à l’heure où, dans le prolongement des Gilets Jaunes, une mobilisation populaire largement affranchie des routines s’impose bruyamment dans ce dialogue feutré, le gouvernement Philippe a tout intérêt à replacer ses partenaires institutionnels comme interlocuteurs privilégiés. Mais même le pas de deux exécuté par Edouard Philippe et Laurent Berger ces dernières semaines a été si bien percé à jour par les observateurs de la séquence qu’il perd toute crédibilité. Et la méthode de concertation est par ailleurs tellement brutale, que les acteurs syndicaux eux-mêmes ne peuvent plus se prêter à ce qui apparaît à tous comme une mauvaise comédie aux conséquences bien réelles :

« La méthode de concertation du gouvernement n’est rien d’autre qu’un enfumage permanent », s’offusque ouvertement François Hommeril, président de la CFE-CGC,

qui pointe l’absence totale de données chiffrées et de réponses concrètes de la part des interlocuteurs gouvernementaux.

D’un autre côté, comme l’ensemble des corps intermédiaires, les centrales syndicales sont de plus en plus en difficulté vis-à-vis de ceux dont elles sont censées défendre les intérêts, frappées de plein fouet par une crise chronique des processus de représentation. Et lorsque telle ou telle centrale se montre trop frileuse, il n’est plus rare que les bases passent outre ses consignes, comme on l’a vu récemment pour l’UNSA-RATP qui avait accepté un peu vite la trêve de Noël.

Difficile tenaille dans laquelle se trouvent pris les représentants syndicaux. Mais une chose est claire : face à une mobilisation populaire caractérisée par sa détermination à s’émanciper des cadres convenus, et spécialement inventive, tenter de ramener cette force vive dans le cadre trop étroit et perverti des protocoles institutionnels serait une grave erreur. Le salut syndical dépend d’abord de leur capacité à se reconnecter à ce surgissement populaire, et à se mettre pleinement à son service : réinventer ce lien pour prendre leur part au processus constituant d’un peuple qui se refonde lui-même, retrouver leur vocation et leur ambition révolutionnaire, sous peine de s’en trouver disqualifiés.

D’école en prison

Ouvrez une école, vous fermerez une prison, écrivait Hugo dans un trait de génie. Faudra-t-il finir en prison pour défendre l’école ?
Voici donc le crime. Voici la banderole qui a été déployée hier devant la Préfecture de Toulouse. Voici ce qui a justifié aux yeux du préfet une répression ultra-violente à coups de matraque sur les quelques enseignants pacifiques qui se trouvaient là. Et 9 arrestations. Des fonctionnaires de la République. Un banal usage de la liberté d’expression.
Une référence à Hugo donc, et à une époque où on crevait dans la rue en hommage aux philosophes des Lumières.

L’obscurité reprend ses droits. Chers collègues ne renonçons à rien. Ne leur laissons pas ce point. Continuons à enseigner Hugo et les Lumières dans nos classes. Continuons à leur enseigner la Grande Révolution, la Justice, et la Paix. Continuons à leur enseigner que la République peut mourir. Et que pour cela ils commenceront par détruire son école.

R.I.C. : Qui a peur de la démocratie ?

Avec l’émergence du Référendum d’initiative citoyenne comme revendication désormais incontournable des Gilets jaunes, on voit ressurgir chez nos dirigeants une peur des masses populaires à peine contenue. Sur BFMTV, Stanislas Guérini, délégué général de LREM, sonne l’alarme :  « Je ne veux pas que demain on puisse se réveiller avec la peine de mort dans notre pays parce qu’on aura eu un référendum d’initiative citoyenne« . L’argument instille le doute chez certains. La peine de mort tout de même… Ne serait-on pas allé un peu vite et loin en revendications ?

La peur du peuple comme boussole.

La critique n’est pas nouvelle, et cette peur ne date pas d’hier. N’oublions pas que l’histoire de la République ne s’est pas toujours confondue avec celle de la démocratie : il y a une tradition républicaine non démocratique. Elle trouve sa source chez Aristote, hostile au pouvoir du Demos, et se prolonge au-delà de l’Ancien Régime. John Adams, l’un des pères fondateurs des États Unis d’Amérique, déclarait tout de go : « J’ai toujours été pour une République libre, pas une démocratie, qui est un gouvernement arbitraire, tyrannique, sanglant, cruel et intolérable. »

Alors même que depuis longtemps plus personne n’osait contester que la souveraineté appartienne en droit au peuple, comme source de la loi, on discuta encore longtemps pour savoir qui serait à même d’en devenir l’instance exécutive au sein de la cité. Pour manipuler cet outil tranchant, il fallait des têtes bien faites et responsables. C’est ainsi qu’on justifiait les régimes aristocratiques voire monarchiques.

(Sur ces questions, voir la passionnante Histoire de la République en France par Thomas Branthôme et Jacques de Saint Victor, ed. Economica)

Un barrage contre la populace

On pourrait penser qu’il s’agit là de débats enterrés dont le spectre ne menace plus depuis longtemps nos démocraties installées. Mais à y regarder de plus près, qu’est-ce d’autre que cela qui est en train d’affleurer dans le débat public, porté comme un seul homme par les membres de la majorité ? Gilles Le Gendre, président du groupe LREM à l’Assemblée, revendique contre les appels au RIC une « certaine verticalité du pouvoir », et veut « concilier la démocratie représentative et la démocratie participative ». De son côté, Stanislas Guérini cité plus haut joue la représentation contre l’intervention populaire : « Moi je crois aussi en la démocratie représentative ». C’est dire, à mots à peine couverts : les représentants du peuples vous protègent contre le peuple lui-même. De fait, ce genre de déclarations constituent un terrible aveu en creux. Qu’est devenue la démocratie représentative, aux yeux de ceux qui en bénéficient en l’incarnant ? Un barrage contre la populace – ce peuple vil, cette masse informe que les latins désignaient du nom de plèbe, soumis à ses passions et bas instincts, prêt à se laisser dévoyer par le premier tribun populiste venu.

On serait tenté de leur dire qu’il est un peu tard pour regretter les corps intermédiaires, à commencer par les syndicats, qu’ils se sont employé méthodiquement à discréditer à coups de contre-vérités, et à priver de tout levier d’action à coups de lois travail. Les voici à présent, avec les Gilets Jaunes, confrontés à ce qu’est le peuple dans toute sa vigueur, sa diversité et son caractère insaisissable. Mais surtout, c’est justement parce que la plupart de nos représentants se sont assis sur leur mandat comme dans un fauteuil capitonné que le peuple se trouve contraint de passer à l’acte, les rappelant aux origines du mot : le latin mandatum dérive du verbe qui signifie « ordonner », et que l’on retrouve dans « commander ». Par son mandat, le peuple ne donne pas carte blanche : il ordonne. Et chaque élu devrait voir dans chaque gilet jaune une statue du commandeur, venu le rappeler à ses devoirs de représentant du peuple et de sa volonté, agissant par procuration. Il ne saurait exister d’opposition entre démocratie représentative et participative.

Sagesse populaire ?

De là à permettre au peuple d’intervenir directement dans les décisions politiques majeures, à tout moment, par l’introduction du Référendum d’initiative citoyenne, il y a un pas que certains refusent de franchir. Tels les compagnons d’Ulysse ouvrant innocemment l’outre d’Éole, on craint de déclencher des ouragans qui emportent avec eux jusqu’aux chantres de la démocratie participative. Veut-on s’exposer à la dictature du nombre ? Peut-on raisonnablement faire le pari de la sagesse populaire ? En réalité, la question n’est pas là. Car il n’y a pas de vertu immanente du peuple ; il y a une vertu effective de la démocratie, dès lors qu’on veut bien la prendre dans toute sa radicalité. Donner au peuple le pouvoir et le suffrage universel, ce n’est pas seulement lui donner les clés du château ; c’est s’obliger au même instant à lui en donner les moyens, sous peine de faire sombrer la société. Chaque fois que l’on ruse avec la souveraineté du peuple au nom de la vertu et des compétences supérieures d’un gouvernement des meilleurs (aristoï), ou d’une super-structure technocratique, on n’est plus tenu de donner à ce peuple les moyens de se rendre digne d’exercer ce pouvoir. On s’apprête aussitôt à brader l’éducation républicaine, l’accès à la culture, la formation du citoyen à exercer sa souveraineté. Et par là même on valide la confiscation du pouvoir au profit de ceux qui savent, ceux qui ont bénéficié des meilleures écoles et des plus hautes études. D’où le sabordage auquel on assiste de la part des gouvernants libéraux, qui ne se cachent même plus de rêver à un régime oligarchique. C’est la république des experts et des technocrates, contre la démocratie.

Telle est la puissance du R.I.C. ou de l’assemblée constituante : par leur radicalité démocratique, ils obligent la société et ses gouvernants à inventer les voies d’un élitisme universel, qui place le citoyen à la hauteur de sa souveraineté. Ce que ne veulent pas comprendre les porte-voix de l’oligarchie, dont le pouvoir et les privilèges sont directement menacés par un retour aux fondamentaux de la démocratie. Qu’importe : nos gilets jaunes auront saisi avant eux la puissance de cette idée dont l’heure est venue.

Carcassonne, Aude, 24 novembre 2018

Les Jaunes

les jaunes limoux

Quelques jours après le lancement de la mobilisation du 17 novembre un peu partout en France, les ronds-points de métropole et d’outremer n’ont pas dit leur dernier mot. Dans de nombreux secteurs ruraux et péri-urbains, les gilets jaunes tiennent la barricade en se relayant, en s’auto-organisant, dans une démarche qui étonne les manifestants eux-mêmes presqu’autant qu’elle agace une bonne partie des commentateurs bien pensants. Après les sourires entendus face à une mobilisation record des réseaux sociaux – « on verra bien si tous ces énervés du clavier auront le cran de sortir » ; après les procès en récupération, en beaufitude ou en nihilisme environnemental (car c’est à présent entendu : le Français moyen-moyen est vulgaire, d’extrême-droite, et jette sans vergogne ses gobelets Mac Do par la fenêtre de sa voiture diesel) ; voici les accusations de nuire à l’économie française – elle qui, il faut le reconnaître, se portait jusque-là à merveille. Ce matin, notre ministre de l’Intérieur nous explique même que les gilets jaunes sont en voie de « radicalisation » (Ciel ! Des ultra-jaunes?), et qu’ils fragilisent le pays face au terrorisme ! N’en jetez plus, la coupe est pleine.

Après tout, pourquoi s’étonner de ces réactions de la part des porte-voix plus ou moins assumés de ceux-qui-ne-manquent-de-rien? Les chantres de la mobilité en marche, ceux qui ont le bon goût de se déplacer en avion ou en 4×4 hybride, et qui ont lancé sur les réseaux sociaux le hashtag #SansMoiLe17 dans un élan quasi spontané de mépris décomplexé, mêlant indistinctement les grandes leçons d’écologie aux appels à forcer les barrages routiers. Dans le paysage bigarré des attroupements spontanés, le mot d’ordre le plus communément partagé jusque sous les fenêtres de l’Elysée n’est-il pas « Macron, démission ! » ? Il fallait une riposte ambitieuse : c’est de bonne guerre.

On peut en revanche s’interroger sur les échos troublants que cette petite musique a pu trouver chez ceux qui étaient il y a peu ciblés par les mêmes. Je veux parler d’une partie des représentants syndicaux qui ont eu à s’exprimer sur la question, et de certains de mes amis, que je pourrais désigner comme militants expérimentés. Ceux-là qui ont allègrement relayé le fameux #SansMoiLe17 sans s’aviser du fait qu’il s’agissait d’un vecteur assez nauséabond de la propagande gouvernementale, ironisant sur l’improbable concrétisation de la colère numérique en mobilisation physique. Qui, constatant le jour J que leurs pronostics étaient invalidés, ont poursuivi en pointant l’absence d’organisation, et ont crié « On vous l’avait bien dit ! » lorsqu’une manifestante a été tuée sur un barrage par une automobiliste. Comme si eux-mêmes n’étaient pas régulièrement visés par ce genre de comportements dangereux, dans les manifestations pourtant encadrées par les Services d’Ordre expérimentés (un militant CGT en fit la triste expérience le 26 mai 2016 à Fos-sur-mer). Comme s’il n’y avait pas eu sur place, aux côtés des gilets jaunes, un nombre conséquent de gendarmes et policiers tout à fait aptes à assurer la sécurité, hors comportements particulièrement imprévisibles d’automobilistes chauffés à blanc par les appels à rentrer dans le tas. Ceux-là même qui sur les réseaux sociaux entonnent avec panache : « Cher gilet jaune, Lorsque je suis venu te chercher pour défendre les services publics, tu n’es pas venu, tu n’étais pas fonctionnaire… », dans une litanie qui veut renvoyer les néophytes aux heures sombres de la collaboration passive – rien que ça.

Entendons-nous bien : mon propos n’est ni de minimiser l’importance des organisations syndicales, ni d’idéaliser niaisement le mouvement populaire des gilets jaunes. Bien sûr notre histoire sociale doit beaucoup aux organisations syndicales, et leur savoir-faire n’est plus à démontrer (en tout cas pas à moi). Bien sûr les gilets jaunes comptent dans leurs rangs un certain nombre de citoyens hargneux et revanchards, spécialement agressifs à l’encontre des étrangers ou des homosexuels : dénonçons leurs actes avec fermeté. Mais qui peut sérieusement croire qu’il pourrait en être autrement, lorsqu’on regarde en face le paysage social, et la recrudescence de comportements racistes et discriminants au quotidien ? Est-ce une raison pour condamner d’avance la mobilisation populaire et refuser de s’y mêler ? Ce mouvement est divers, il est à l’image de la société française dans ses composantes populaires et moyennes, et ne saurait être exempt de ses aspects les moins glorieux. Mais qu’espèrent les experts en mobilisation sociale, en opposant cette colère à celle des grévistes et manifestants de la loi Travail ou de défense des cheminots ? C’est non seulement absurde mais totalement contre-productif. D’abord parce que beaucoup de celles et ceux qui étaient dans les manifestations perlées, à l’appel des intersyndicales plus ou moins larges, n’ont pas hésité à rejoindre les rangs des gilets jaunes, si l’on veut bien regarder les choses telles qu’elles sont. Ensuite parce que le fait que beaucoup de nos concitoyens, en effet, se mobilisent ici pour la première fois, devrait non seulement les rassurer sur la prétendue indifférence des Français aux attaques gouvernementales, mais surtout les interroger : pourquoi les mêmes n’ont-ils pas eu ce déclic avant, lorsque les très sérieuses organisations syndicales et/ou politiques les appelaient à une révolte labellisée ? Pour ma part, je constate que cette mobilisation séduit justement parce qu’elle est absolument transversale. Aucune bannière ne vient exclure en identifiant les initiateurs – c’est d’ailleurs bien ce qui laisse perplexe les commentateurs. L’emblème du gilet jaune, imposé par le code de la route dans tous les véhicules sans distinction, strictement exempt de tout signe d’appartenance particulière, est un de ces signifiants vides théorisés par Laclau. Et l’on va sur les ronds-points rencontrer un voisin qu’on croisait sans le connaître, tisser des liens de proximité tout en se reconnaissant dans un rejet commun du gouvernement. C’est vague, me direz-vous. Mais c’est justement ce qui permet à tous de s’y retrouver.

gilets jaunes banderole assemblée carca

Le résultat, ce sont des ébauches de comités citoyens, une occupation de ronds-points et de parkings souvent étonnamment organisée et inventive, dont les formes et les rituels sont en train de s’écrire. Des débordements et de vrais dérapages aussi. C’est, dans les zones rurales autour de chez moi, une mobilisation inédite dans la moindre petite ville où rien de tel ne s’était vu depuis Je suis Charlie, avec une détermination évidente dans la durée. Ce sont des gendarmes et policiers qui, bien souvent, travaillent en bonne entente avec les manifestants dans l’esprit des polices de proximité supprimées par Sarkozy en 2003, contrairement à ce qui a pu se passer dans les grandes villes où les bataillons de CRS sont intervenus parfois violemment. Ce sont des riverains qui se relaient même la nuit, qui viennent apporter les croissants ou une soupe chaude à partager, à présent rejoints par les lycéens que l’on disait perdus à tout jamais dans leurs smartphones, dans des secteurs que l’on croyait éteints, et où Nuit Debout n’avait jamais pénétré. Et surgissent certains mots d’ordres au défi de tous les mépris : rétablissement de l’ISF, revalorisation du smic, justice fiscale, souvent aussi défense des services publics. 

Un excellent terreau pour convaincre de l’importance des transports en commun de proximité, ou des structures collectives, pour qui veut bien s’en donner la peine. Convaincre aussi ceux qui se trompent de colère, ce qui est la plus ardue de nos tâches. Sinon quoi ? Continuer à distinguer les colères pour les opposer, se compter par branche et par syndicat,  en espérant marquer des points aux prochaines élections professionnelles ? Et après avoir bien sermonné les manifestants pour leur manque structuration, leur faire la leçon parce qu’ils ne veulent pas défiler sous la bannière de l’inter-syndicale ? L’exemple des Lip à Besançon, entre autres, a montré que lorsqu’elles savaient prendre le train en marche, les organisations traditionnelles avaient tout leur rôle à jouer dans le succès historique d’une mobilisation inventive. Gageons donc que les centrales syndicales et les militants politiques les plus aguerris finiront par aller y voir de plus près et mettront leur savoir-faire au service d’un élan qui pourrait bien marquer l’histoire des mobilisations sociales : ce serait à mon sens la meilleure preuve qu’ils savent entendre les aspirations populaires.

#Macron, l’#Ecologie et les #GiletsJaunes 🌱🚗🛫

Samedi 17 novembre se profile une mobilisation d’une nature inédite et qui pourrait faire date. A celles et ceux qui s’inquiètent que les motifs de cette colère populaire ne soient pas assez purs, je propose un petit résumé des épisodes précédents : 

  • On construit des #CentresCommerciaux bétonnés en périphérie des villes partout en France, pour des enseignes multinationales cotées en bourse, où l’on vend des produits qui ont fait 3 fois le tour de la Terre ;
  • On refuse de réfléchir à des transports publics inter-communaux dans les zones #rurales : trop cher. Chaque foyer est contraint de fonctionner avec 2 véhicules pour les moindres activités quotidiennes ;
  • Du coup les boutiques de proximité mettent la clé sous la porte, on tue les #CentresVilles ;
  • Pendant ce temps on met la #SNCF en demeure de devenir concurrentielle, on étrangle le budget et on casse les statuts, ce qui entraîne une désorganisation profonde du réseau ferré et la fermeture des lignes de proximité ;
  • On encourage les #TransportsAériens ultra-polluants pour les déplacements nationaux, à coup de subventions ;
  • On supprime peu à peu tous les #ServicesPublics de proximité: hôpitaux, poste, tribunaux, écoles, etc.
  • A tous les #chômeurs générés par ces politiques absurdes, on annonce qu’ il faudra qu’ ils acceptent d’aller bosser à 300 bornes, parce que c’est ça la modernité, et que sinon ils seront radiés ;
  • On tire tous les #salaires vers le bas et on précarise les travailleurs à coups d’#ordonnances ou de #49.3.

Et après ?

On explique à tous ces gens qu’ on va augmenter les taxes sur les #carburants pour sauver la planète. Et s’ils bronchent, c’est que ce sont des fachos pas écolos.
Ou comment dégoûter définitivement 90% de la population de tout ce qui touche à l’écologie.
Marre que la question environnementale soit sans cesse récupérée et tordue par Macron : l’écologie n’est ni le faux-nez du libéralisme agressif, ni un signe extérieur de richesse. Elle doit devenir la chose publique parce qu’ elle est l’intérêt général humain.
Marre aussi de la #fiscalité arbitraire déconnectée de toute idée de justice, qui écœure nos concitoyens de toute espèce d’impôt. Commencez par rendre l’#ISF ! Nous voulons un impôt dont on puisse être fiers.
Messieurs Macron et consorts, vous pouvez bien vous enfoncer dans votre mépris nauséabond : il ne vous préservera pas de la colère du peuple.

Battre campagne en zone rurale : un parcours du combattant ?

L’Intérêt Général #03 Les Campagnes – Janvier 2018

Illustration de couverture : Clément Quintard

« Faire campagne » : l’expression trouve son origine dans l’analogie avec le vocabulaire militaire. Et lorsque cette campagne se déploie en zone rurale, la métaphore prend tout son sens : pour le ou la candidat.e et son équipe, la circonscription se présente d’abord comme un vaste territoire à couvrir, alors même que tous les handicaps liés à ce qu’il est convenu d’appeler la ruralité, soigneusement listés dans son programme politique – désertification, éloignement des services publics, absence de couverture médiatique, etc. – lui font très concrètement obstacle. De deux choses l’une alors : soit il dispose de beaucoup de temps et d’importants moyens financiers. Soit il devra s’armer d’une bonne dose de courage et d’inventivité.

Lors des élections législatives de 2017, j’ai eu l’honneur d’être candidate pour la France Insoumise, avec Jean-Didier Carré, dans l’une des circonscriptions rurales les plus étendues de France : la 3ème de l’Aude, qui compte pas moins de 295 communes et 320 bureaux de vote. En quelques semaines, l’analogie militaire allait s’imposer à nous avec une certaine évidence.

Vous verrez du pays !

La 3ème circonscription s’étend sur tout l’ouest du département en une bande de plus de 100 km de long du nord au sud et 3000 km². Le redécoupage opéré par la loi de 2010 eut pour principe d’équilibrer le poids des circonscriptions en nombre d’habitants autour de 215 000 ; aussi les zones de faible densité démographique correspondent-elles à des périmètres d’autant plus larges. En outre, l’étendue se double logiquement de l’absence d’agglomérations conséquentes, qui constitueraient des points de centralité sur ce territoire. La première difficulté consiste donc à identifier des lieux de convergence géographique sur l’ensemble de la circonscription, pour aller à la rencontre des électeurs. Vingt réunions publiques furent programmées entre le 9 mai et le 8 juin, soit une réunion chaque jour ouvrable. Un plan de campagne particulièrement ambitieux pour un binôme de candidats composé de deux actifs à plein temps et parents de jeunes enfants. Finir sa journée de travail, faire une à deux heures de trajet parfois jusqu’à un village niché au bout d’une route de montagne pour animer une réunion publique, rentrer chez soi à une heure avancée de la nuit : la campagne fut d’abord une épreuve physique.

Déserts

Et pourtant même à ce rythme, des pans entiers de la circonscription échappent, et l’on ne touche qu’une certaine catégorie d’électeurs relativement politisés – celles et ceux susceptibles de se déplacer pour une réunion politique. Il fallait donc envisager d’autres façon de s’adresser aux citoyens éloignés de la chose politique. Méthode d’éducation populaire, le « Porteur de parole » consiste à poser aux passants d’un lieu piéton une question large, faisant appel à leur expérience personnelle ; un moyen de réhabiliter l’espace public comme espace politique. La question « Et si vous proposiez une loi ? » , posée sur les marchés ou lors de nos assemblées, a mis en évidence le large panel des thèmes qui préoccupent les habitants de cette circonscription rurale : ceux liés à la ruralité ( mobilité, services publics, chômage, agriculture, etc.) mais aussi des problématiques institutionnelles, économiques, sociales et environnementales beaucoup plus larges.

Or pour mettre en place de telles actions, nous butions sur la raréfaction des lieux de fréquentation piétonne. Car la désertification des centres de petites villes et des villages, largement aggravée par l’implantation systématique de zones commerciales périphériques, limitent toujours davantage les lieux de passage : ceux-ci se cantonnent de plus en plus aux supermarchés – terrains privés où le militantisme politique n’a guère sa place. Quant aux traditionnels marchés, de nombreuses communes adoptent un règlement spécifique interdisant tout prosélytisme politique dans la zone marchande. Les lieux d’expression et de débat démocratique disparaissent ainsi insensiblement de l’espace social, et plus cruellement encore dans les zones rurales.

Nous sommes nos propres médias

Autre conséquence de cette dissémination en petites communes : la 3eme circonscription de l’Aude constitue un véritable désert médiatique. Rédactions de PQR, télévision, radios, se concentrent sur les villes de Carcassonne et Narbonne, épicentres des deux autres circonscriptions du département. La nôtre passait ainsi sous les radars, à quelques exceptions près ; et contrairement aux candidats des deux autres circonscriptions audoises, aucun débat public ne nous fut proposé. C’est sans doute l’une des plus grandes frustrations de cette campagne : n’avoir pas pu confronter publiquement nos programmes et arguments avec ceux des autres candidats. Le seul reportage (6 minutes au total) faisant intervenir les 6 principaux candidats de la circonscription fut effectué par France 3 Occitanie, venue nous observer au titre… de la ruralité. Cette situation profitait naturellement au candidat du PS, André Viola qui, président du Conseil Départemental et donné favori de longue date dans ce dernier bastion vallsiste, était suivi de près par les médias en sa qualité d’élu, menant sur son temps de mandat une campagne qui ne disait pas son nom, et visant en particulier les élus locaux selon de vieilles pratiques clientélistes. On peut supposer aussi que la situation ne pénalisait guère la candidate du Front National, surfant sur le battage médiatique national : comme beaucoup de territoires ruraux, l’Aude avait porté le FN en tête au premier tour des présidentielles.

Jean-Luc Mélenchon était arrivé second. Et il faut souligner que la mobilisation audoise a d’abord eu lieu dans le cadre de la présidentielle, véritable propulseur de la campagne législative. La dimension nationale de cette dernière fut un point d’appui déterminant, en particulier de par les médias alternatifs développés par la France Insoumise.

Le nerf de la guerre

Il faut un courage peu commun pour accepter le poste crucial – et bénévole – de mandataire financier dans une telle circonscription. Car tout cela a un coût : celui de l’impression des affiches et des tracts, celui des nombreux kilomètres parcourus par les afficheurs – bénévoles aussi – qu’il faut pouvoir dédommager. Sur ce point d’ailleurs, notons que le plafond de dépenses autorisé est fixé au pro-rata du nombre d’habitants que compte une circonscription : on peut se demander s’il ne serait pas légitime d’intégrer davantage dans ce calcul le nombre de bureaux de votes par exemple, pour tenir compte des kilomètres à financer. Aucune entreprise n’accepte d’ailleurs de couvrir les panneaux officiels, tant le prix facturé en serait exorbitant. Quoi qu’il en soit il n’était pas question pour nous de nous aventurer dans les hauteurs de ces plafonds budgétaires : la banque – toute coopérative qu’elle fût – nous ayant refusé le prêt sollicité, nous avons mené une collecte de fonds citoyens, essentiellement au cours de nos réunions publiques. Et la démarche s’est avérée efficace. Les dons et prêts ont été généralement modestes mais suffisamment nombreux pour récolter au total plus de 17000 €, avec la satisfaction de n’avoir pas versé un sou au système bancaire.

C’est donc bien la mobilisation citoyenne et populaire qui a porté notre campagne, et nous a finalement permis de surmonter les difficultés propres au profil de la circonscription. Personne ne se serait risqué à parier sur un tel afflux, dans un secteur caractérisé par un certain essoufflement militant : absence de d’établissements universitaires, taux de chômage élevé et paupérisation, distances géographiques, étouffoir d’une baronnie PS omniprésente… autant de raisons de voir les citoyens des zones reléguées de l’Aude se détourner de la chose politique. Or, chose inédite, au lendemain du 1er tour de la présidentielle, le nombre de membres actifs investis dans notre campagne a presque doublé en trois semaines, pour atteindre 250. Souvent novices en politique, il n’en étaient pas moins déterminés et efficaces dans leur implication, ce qui a permis un maillage serré de la circonscription : chaque secteur géographique s’est vu doté d’un insoumis-relais, chargé de la communication locale – en particulier l’affichage officiel. La carte de circonscription punaisée au-dessus du bureau de notre directeur de campagne ressemblait assez à celle d’un État-major ; mais si la métaphore militaire peut être pertinente, c’est dans les pages d’Hommage à la Catalogne d’Orwell qu’il faudrait aller en chercher l’inspiration : une armée de citoyens volontaires et conscients, attachés à l’égalité républicaine – égalité que contredit sans cesse la fracture territoriale.

Mener campagne en zone rurale engage donc d’emblée notre action politique dans la construction d’une force populaire : il faut faire peuple pour y faire campagne. Malgré une belle percée (14,75 %, tandis que le binôme PCF-EELV obtenait 3,16 % des voix : de quoi nous hisser aux portes du second tour), nous n’avons pas remporté cette bataille ; mais dans les coins les plus reculés de notre vaste circonscription, le réseau d’insoumis est à présent établi et prêt à mener les luttes locales ou nationales : un désenclavement des insoumissions, en somme.

Maisons de retraites EHPAD, un marché juteux

https://heuredupeuple.fr/maisons-de-retraites-ehpad-marche-juteux/

« En matière d’immobilier, on dit généralement qu’il faut acheter où l’on aimerait vivre. L’investissement dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) qui consiste à acheter une chambre dont on confiera la gestion à un exploitant, est certainement l’exception qui confirme la règle. Car il s’agit bien là d’un investissement porteur, bien que personne n’ait véritablement envie d’y résider » .C’est ainsi que le site de L’Express « Votre argent.fr » s’adresse non sans cynisme aux investisseurs gourmands, dans un article au titre aguicheur : « Cet investissement immobilier aux rendements quasi assurés et à la douce fiscalité ». Particuliers, banques, fonds de pensions ou courtiers s’y bousculent : une fiscalité avantageuse, des rendements « autour de 4,5%, et plus encore pour les biens acquis sur le marché secondaire »… les Ehpad intéressent les placements financiers au moins autant que le placement de personnes âgées.

Comment en est-on arrivé là ?

On aurait tort de penser que cette situation résulte simplement d’une stratégie agressive du secteur privé lucratif sur les acteurs traditionnels non lucratifs. En réalité la responsabilité des politiques publiques est considérable dans cette évolution. Créés par la loi du 24 janvier 1997, les Ehpad proposent un hébergement longue durée associant services sanitaires et services d’hébergement. Leur financement se décompose en 3 parties : le « soin », financé par l’assurance maladie via les Agences Régionales de Santé (ARS) ; la « dépendance » financée par le résident lui-même, et par le Conseil Départemental lorsqu’il bénéficie de l’APA (Allocation Personnalisée Autonomie) ; enfin la partie « hébergement », également financée par le résident. Avant la loi de création des EHPAD, le financement dépendait du statut juridique des établissements : seuls les établissements non lucratifs – publics ou associatifs – percevaient des dotations publiques. Désormais, l’attribution de ces financements dépend uniquement du niveau de dépendance moyen (GIR) des résidents accueillis, ce qui permet aux établissements privés lucratifs de bénéficier des mêmes fonds que les non-lucratifs.

Du point de vue du régulateur public, cela permet de laisser la part « hébergement » à la charge des familles tout en contrôlant les budgets « soin » et « dépendance » qui lui reviennent. Mais par là même, les établissements privés lucratifs peuvent assurer l’hébergement des personnes âgées dépendantes exactement au même titre que les acteurs traditionnels (publics ou issus de l’économie sociale), obtenir des autorisations pour la construction de nouveaux établissements, et accueillir des bénéficiaires de l’APA. Autrement dit, les groupes privés vont se développer et gagner en rentabilité grâce aux financements publics et socialisés ; de leur côté les EHPAD non lucratifs se trouvent directement affaiblis par cette mise en concurrence avec des groupes capables de dégager des bénéfices d’autant plus conséquents qu’ils facturent l’hébergement bien plus cher : le prix médian est de 1801 € /mois dans les EHPAD publics et de 2620 € dans le privé lucratif (source : CNSA). Cette logique trouve son aboutissement dans la « Loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement » de 2015, qui annonce : « Cette loi est porteuse d’un changement de regard sur la vieillesse. […] Afin de permettre d’accompagner au mieux l’avancée en âge de la population, les acteurs publics et privés continueront d’être mobilisés pour le développement de la silver économie, filière d’innovation stimulant la croissance et l’emploi. » Pour la première fois, le vieillissement et la dépendance ne sont plus envisagés par le législateur comme un risque, mais comme une opportunité économique pour le public et le privé, main dans la main.

Le Privé au détriment du Public

Pourtant, malgré la mise en place de nouveaux outils de financement – journée de solidarité de 2005 et Contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie, CASA, en 2013 – le vieillissement de la population représente une augmentation considérable de la dépense publique : 24 milliards d’euros en 2016, plus 10 milliards d’ici 2040, pour faire face à cette hausse des personnes âgées dépendantes. Dans un contexte austéritaire, les collectivités n’ont qu’une obsession : maîtriser cette dépense, et de plus en plus, s’en délester. Aussi freinent-elles de plus en plus l’ouverture de nouvelles places en EHPAD. Une directrice de groupe d’EHPAD de l’économie sociale pouvait ainsi déclarer en 2016 : « l’ARS refuse toute création de nouveaux établissements parce qu’elle sait que derrière, elle devra payer des emplois pérennes »(1). En face, les investisseurs privés se frottent les mains : le doublement de la population de plus de 65 ans d’ici 2060 booste ce marché en expansion, comme en témoigne cet extrait d’un article de Les Echos.fr vantant sans vergogne « Le nouvel Eldorado des Résidences services » : « les EHPAD répondent à un besoin grandissant de structures adaptées au vieillissement de la population. Or, la France en manque et l’Etat n’a plus les moyens de financer ces maisons médicalisées ». « L’achat dans une résidence médicalisée dispose d’une bonne visibilité sur trente ans », affirme Benjamin Nicaise, PDG de Cerenissimo.

Par ailleurs, le principe du libre choix de l’établissement par les familles justifie la parution de palmarès des meilleurs EHPAD, qui, comme dans d’autres secteurs (éducation, hôpitaux), encouragent des comportements de consommateurs de la part des familles. Phénomène de « bench-marking » qui vient encore accentuer la mise en concurrence des établissements ; il encourage en outre l’importation dans le public de méthodes managériales issues du monde lucratif.

Performances chiffrées, soins minutés : il est en effet frappant de constater que la dénonciation de la maltraitance institutionnelle n’est en rien l’apanage du secteur lucratif. Mais il est certainement d’autant plus choquant de constater que certains groupes n’hésitent pas à augmenter des marges déjà colossales en imposant aux résidents et aux personnels des conditions de vie et de travail proprement insoutenables. C’est ce que dénonçait le magazine « Pièces à conviction » sur France 3, en octobre 2017, à travers l’exemple de Korian : ce groupe dont les bénéfices ont bondi de 400 % entre 2015 et 2016, n’hésitait pas à rationner les couches de ses résidents… pourtant financées par l’argent public. Ce sont au total entre 7000 et 10000€ par an d’économies pour l’établissement. Il en faut plus sans doute pour couper l’appétit des actionnaires du groupe.

Manon Le Bretton

(1) Citée par I. Delouette et L. Nirello dans la revue « Journal de gestion et d’économie médicale »2016-7 p.387 : « Le processus de privatisation du secteur des EHPAD ».8