Dialogue social : stop ou encore ?

Dialogue social : stop ou encore ?

Il aura donc fallu 2 ans de concertation, plus de cinquante réunions avec les centrales syndicales, et « 130 réunions avec les différentes professions » – aux dires de Jean-Paul Delevoye lui-même – mais aussi la plus longue mobilisation sociale depuis un demi-siècle, pour que la montagne accouche d’une minuscule souris : l’annonce par Edouard Philippe, samedi 11 janvier, qu’il acceptait de retirer « provisoirement » l’âge pivot du projet de loi. Et encore : une souris, c’est trop dire. Car dans le même temps il indique maintenir le principe de « l’âge d’équilibre », dont on ne voit pas bien en quoi il peut se dissocier dudit âge pivot ; il apparaît que cette stratégie de procrastination vise surtout à justifier, en guise d’épilogue, un recours annoncé aux ordonnances.

Rarement un gouvernement aura infligé un tel camouflet aux partenaires sociaux, sur lesquels il voudrait « en même temps » pouvoir s’appuyer : à l’heure où, dans le prolongement des Gilets Jaunes, une mobilisation populaire largement affranchie des routines s’impose bruyamment dans ce dialogue feutré, le gouvernement Philippe a tout intérêt à replacer ses partenaires institutionnels comme interlocuteurs privilégiés. Mais même le pas de deux exécuté par Edouard Philippe et Laurent Berger ces dernières semaines a été si bien percé à jour par les observateurs de la séquence qu’il perd toute crédibilité. Et la méthode de concertation est par ailleurs tellement brutale, que les acteurs syndicaux eux-mêmes ne peuvent plus se prêter à ce qui apparaît à tous comme une mauvaise comédie aux conséquences bien réelles :

« La méthode de concertation du gouvernement n’est rien d’autre qu’un enfumage permanent », s’offusque ouvertement François Hommeril, président de la CFE-CGC,

qui pointe l’absence totale de données chiffrées et de réponses concrètes de la part des interlocuteurs gouvernementaux.

D’un autre côté, comme l’ensemble des corps intermédiaires, les centrales syndicales sont de plus en plus en difficulté vis-à-vis de ceux dont elles sont censées défendre les intérêts, frappées de plein fouet par une crise chronique des processus de représentation. Et lorsque telle ou telle centrale se montre trop frileuse, il n’est plus rare que les bases passent outre ses consignes, comme on l’a vu récemment pour l’UNSA-RATP qui avait accepté un peu vite la trêve de Noël.

Difficile tenaille dans laquelle se trouvent pris les représentants syndicaux. Mais une chose est claire : face à une mobilisation populaire caractérisée par sa détermination à s’émanciper des cadres convenus, et spécialement inventive, tenter de ramener cette force vive dans le cadre trop étroit et perverti des protocoles institutionnels serait une grave erreur. Le salut syndical dépend d’abord de leur capacité à se reconnecter à ce surgissement populaire, et à se mettre pleinement à son service : réinventer ce lien pour prendre leur part au processus constituant d’un peuple qui se refonde lui-même, retrouver leur vocation et leur ambition révolutionnaire, sous peine de s’en trouver disqualifiés.

Maisons de retraites EHPAD, un marché juteux

https://heuredupeuple.fr/maisons-de-retraites-ehpad-marche-juteux/

« En matière d’immobilier, on dit généralement qu’il faut acheter où l’on aimerait vivre. L’investissement dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) qui consiste à acheter une chambre dont on confiera la gestion à un exploitant, est certainement l’exception qui confirme la règle. Car il s’agit bien là d’un investissement porteur, bien que personne n’ait véritablement envie d’y résider » .C’est ainsi que le site de L’Express « Votre argent.fr » s’adresse non sans cynisme aux investisseurs gourmands, dans un article au titre aguicheur : « Cet investissement immobilier aux rendements quasi assurés et à la douce fiscalité ». Particuliers, banques, fonds de pensions ou courtiers s’y bousculent : une fiscalité avantageuse, des rendements « autour de 4,5%, et plus encore pour les biens acquis sur le marché secondaire »… les Ehpad intéressent les placements financiers au moins autant que le placement de personnes âgées.

Comment en est-on arrivé là ?

On aurait tort de penser que cette situation résulte simplement d’une stratégie agressive du secteur privé lucratif sur les acteurs traditionnels non lucratifs. En réalité la responsabilité des politiques publiques est considérable dans cette évolution. Créés par la loi du 24 janvier 1997, les Ehpad proposent un hébergement longue durée associant services sanitaires et services d’hébergement. Leur financement se décompose en 3 parties : le « soin », financé par l’assurance maladie via les Agences Régionales de Santé (ARS) ; la « dépendance » financée par le résident lui-même, et par le Conseil Départemental lorsqu’il bénéficie de l’APA (Allocation Personnalisée Autonomie) ; enfin la partie « hébergement », également financée par le résident. Avant la loi de création des EHPAD, le financement dépendait du statut juridique des établissements : seuls les établissements non lucratifs – publics ou associatifs – percevaient des dotations publiques. Désormais, l’attribution de ces financements dépend uniquement du niveau de dépendance moyen (GIR) des résidents accueillis, ce qui permet aux établissements privés lucratifs de bénéficier des mêmes fonds que les non-lucratifs.

Du point de vue du régulateur public, cela permet de laisser la part « hébergement » à la charge des familles tout en contrôlant les budgets « soin » et « dépendance » qui lui reviennent. Mais par là même, les établissements privés lucratifs peuvent assurer l’hébergement des personnes âgées dépendantes exactement au même titre que les acteurs traditionnels (publics ou issus de l’économie sociale), obtenir des autorisations pour la construction de nouveaux établissements, et accueillir des bénéficiaires de l’APA. Autrement dit, les groupes privés vont se développer et gagner en rentabilité grâce aux financements publics et socialisés ; de leur côté les EHPAD non lucratifs se trouvent directement affaiblis par cette mise en concurrence avec des groupes capables de dégager des bénéfices d’autant plus conséquents qu’ils facturent l’hébergement bien plus cher : le prix médian est de 1801 € /mois dans les EHPAD publics et de 2620 € dans le privé lucratif (source : CNSA). Cette logique trouve son aboutissement dans la « Loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement » de 2015, qui annonce : « Cette loi est porteuse d’un changement de regard sur la vieillesse. […] Afin de permettre d’accompagner au mieux l’avancée en âge de la population, les acteurs publics et privés continueront d’être mobilisés pour le développement de la silver économie, filière d’innovation stimulant la croissance et l’emploi. » Pour la première fois, le vieillissement et la dépendance ne sont plus envisagés par le législateur comme un risque, mais comme une opportunité économique pour le public et le privé, main dans la main.

Le Privé au détriment du Public

Pourtant, malgré la mise en place de nouveaux outils de financement – journée de solidarité de 2005 et Contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie, CASA, en 2013 – le vieillissement de la population représente une augmentation considérable de la dépense publique : 24 milliards d’euros en 2016, plus 10 milliards d’ici 2040, pour faire face à cette hausse des personnes âgées dépendantes. Dans un contexte austéritaire, les collectivités n’ont qu’une obsession : maîtriser cette dépense, et de plus en plus, s’en délester. Aussi freinent-elles de plus en plus l’ouverture de nouvelles places en EHPAD. Une directrice de groupe d’EHPAD de l’économie sociale pouvait ainsi déclarer en 2016 : « l’ARS refuse toute création de nouveaux établissements parce qu’elle sait que derrière, elle devra payer des emplois pérennes »(1). En face, les investisseurs privés se frottent les mains : le doublement de la population de plus de 65 ans d’ici 2060 booste ce marché en expansion, comme en témoigne cet extrait d’un article de Les Echos.fr vantant sans vergogne « Le nouvel Eldorado des Résidences services » : « les EHPAD répondent à un besoin grandissant de structures adaptées au vieillissement de la population. Or, la France en manque et l’Etat n’a plus les moyens de financer ces maisons médicalisées ». « L’achat dans une résidence médicalisée dispose d’une bonne visibilité sur trente ans », affirme Benjamin Nicaise, PDG de Cerenissimo.

Par ailleurs, le principe du libre choix de l’établissement par les familles justifie la parution de palmarès des meilleurs EHPAD, qui, comme dans d’autres secteurs (éducation, hôpitaux), encouragent des comportements de consommateurs de la part des familles. Phénomène de « bench-marking » qui vient encore accentuer la mise en concurrence des établissements ; il encourage en outre l’importation dans le public de méthodes managériales issues du monde lucratif.

Performances chiffrées, soins minutés : il est en effet frappant de constater que la dénonciation de la maltraitance institutionnelle n’est en rien l’apanage du secteur lucratif. Mais il est certainement d’autant plus choquant de constater que certains groupes n’hésitent pas à augmenter des marges déjà colossales en imposant aux résidents et aux personnels des conditions de vie et de travail proprement insoutenables. C’est ce que dénonçait le magazine « Pièces à conviction » sur France 3, en octobre 2017, à travers l’exemple de Korian : ce groupe dont les bénéfices ont bondi de 400 % entre 2015 et 2016, n’hésitait pas à rationner les couches de ses résidents… pourtant financées par l’argent public. Ce sont au total entre 7000 et 10000€ par an d’économies pour l’établissement. Il en faut plus sans doute pour couper l’appétit des actionnaires du groupe.

Manon Le Bretton

(1) Citée par I. Delouette et L. Nirello dans la revue « Journal de gestion et d’économie médicale »2016-7 p.387 : « Le processus de privatisation du secteur des EHPAD ».8